Banlieues : la guerre de Sarkozy
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Pour le ministre de l’Intérieur, les quartiers sont aussi un champ de bataille où il joue sa conquête de la France. A ses yeux, même ses échecs – la montée de la violence – le nourrissent, puisqu’ils démontrent la gravité de la situation Dans la cité, un jeune hèle le visiteur cravaté. «Oh Sarkozy!» Lui se retourne, sur ses ergots, le corps tendu. «Monsieur Sarkozy!» A l’époque, en juin 1999, il n’est plus rien. Nul n’entend ce politicien abîmé défier la caillera de la ZEP de Montereau, Seine-et-Marne, où le promène le maire Yves Jégo. Sept ans après, Nicolas Sarkozy est tout, ou du moins prétend l’être. Mais rien ne change. On le cherche ? Il est là ! Et la France, désormais, est invitée à le constater.

Deux cents policiers accompagnés de caméras sont allés cueillir, à l’aube du 25 septembre, douze suspects de la cité des Tarterêts, à Corbeil, pour que nul n’ignore que l’agression quelques jours plus tôt de deux CRS – piégés, matraqués, défigurés – n’allait pas rester impunie. Trop d’effectifs, trop de médias, tant d’esbrouffe… Plus une opération de police, mais de la politique formatée pour les télés. Gouverner, c’est communiquer. Regardez, braves gens, Sarko ne se laisse pas faire ! Et vous, jeunes de banlieue, racailles et compagnie, respectez ses hommes et respectez-le, sinon…

Voilà notre guerre. La banlieue est un champ de bataille, où Sarkozy joue sa conquête de la France. Cela fait quatre ans que ça dure, quatre ans qu’il n’arrive pas à parler d’autre chose, que tout le ramène aux cités, aux flics, aux racailles. Etrange destin pour le champion de la bourgeoisie, de Neuilly et de Balladurie. Il ne voulait pas devenir le «premier flic de France» ? Il est le shérif. L’homme seul face à la pègre. Yeux dans les yeux de l’ennemi. Protégeant la population contre les barbares qui montent. Lui seul, puisque les politiques ont cédé, puisque les juges démissionnent, puisque le peuple parle par sa bouche.
Pendant ce temps, on agresse, en banlieue et ailleurs, des employés d’EDF, des chauffeurs de bus, des pompiers. Pendant ce temps, on reste pauvre et la haine monte. Mais Sarkozy persiste. Il n’a jamais tort. L’agression des deux CRS à Corbeil, véritable camouflet lancé par les voyous aux troupes d’élite du maintien de l’ordre, est devenue la preuve de sa détermination. Le rapport du préfet de Seine-Saint-Denis, dévoilé par « le Monde », qui décrivait l’échec de la lutte contre l’insécurité, est devenu un élément de la propagande du ministre.

Sarkozy a balayé ce qui le dérangeait – l’état de la police, l’épuisement moral des troupes engagées – pour ne retenir que la critique contre le tribunal pour enfants de Bobigny. Bonne pioche, tant sont fortes les accusations, vraies ou fausses, contre l’inertie des juges face à l’ultraviolence, portées par les policiers, certains élus et même certains magistrats. «On renvoie des jeunes qui agressent des adultes ou qui ont cassé la figure à des policiers avec une admonestation, raconte Jean-Christophe Lagarde, député et maire UDF de Drancy. Sarkozy a raison, mais il n’est pas le premier à le dire – et il veut faire oublier qu’il a retiré des policiers de nos quartiers!» Le shérif est aussi un as des tours de passe-passe. Même ses échecs le nourrissent, puisqu’ils démontrent la gravité de la situation !
Effets d’images, de superposition ? La poignée de main du ministre à George Bush révèle moins un «caniche atlantiste» qu’elle ne suggère une étrange analogie. Bush excipe de son échec en Irak l’urgence de persévérer dans la guerre contre le terrorisme, en dépit de la trahison des «libéraux». Sarkozy, lui, remobilise sans cesse contre les barbares qu’il ne peut réduire, par la faute de magisrats laxistes. Une guerre pour la guerre, dont on ne voit pas la fin.

Il ne l’a pas choisie au départ. Les cités se sont imposées à lui en 2002, quand Chirac lui a confié l’Intérieur, lui qui rêvait de Matignon. Il y est allé, par défi, comme il sait faire. Sans vraiment connaître, en théorisant à l’inspiration, puis en s’inventant un système. Son viatique ? Quelques explications d’Yves Jégo, quelques tuyaux de son pote de régiment Eric Raoult, l’homme de la droite popu du 9-3. Quelques rencontres aussi avec Malek Boutih, alors président de SOS-Racisme, chef de file d’une gauche sécuritaire. Sarkozy n’a ni histoire ni vécu. Il ne connaît pas la banlieue, n’imagine pas qu’on puisse l’aimer telle qu’elle est. Il en ignore les solidarités inexplicables. Il ne comprendra jamais qu’un Lilian Thuram puisse se formaliser du mot de «racaille», qui ne visait que des voyous.

En fait, ses seuls profs de banlieue seront ses troupes. Les policiers, qu’il rencontre en 2002, tel un dévoreur à l’énergie contagieuse. Il les brutalise et les séduit à la fois. Lors d’une de ses premières sorties, il se pointe dans le 9-3 et tourne avec une brigade anticriminalité.Les flics lui racontent la banlieue, dans sa brutalité exacerbée. Eux savent qu’on ne peut patrouiller seul dans les cités. Eux savent que leurs voitures reçoivent crachats, oeufs ouplaques d’égout. Tous ont dans leur besace quelques exemples cuisants de l’inconsé-quence des juges. Récit de l’un d’entre eux. «Heureusement, le chien n’est pas mort», explique un assesseur de Bobigny, après qu’un voyou ait lancé son pitbull sur des agents,forcés de tirer. Puis le tribunal rend le chienà son propriétaire !

Les flics de la rue sont aussi des enfants du peuple, dont certains ont grandi dans les cités. Mais ce n’est pas cette grisaille que Sarkozy assimile. Il fonctionne au binaire. Gentils versus méchants. Lui d’un côté, les ennemis de l’autre. Sarko aborde la banlieue compliquée en se forgeant des idées simples. C’est ici qu’il invente sa rupture, avec le système et sa langue de coton. Les gens souffrent et lui seul le dira. Les gens ont une vie impossible et lui seulen portera témoignage. Mieux encore :ces souffrances seront son viatique. La preuve que les autres ne font pas le travail. Voilà le bourgeois découvrant le peuple.Le peuple qui a peur et que l’on n’entend pas.

C’est déjà une ligne. Mais il n’y a pas que ça. Protecteur des braves gens, Sarkozy veut aussi ouvrir les portes aux jeunes des cités. Il sent – ils sentent – instinctivement que quelque chose les rapproche. La rapidité. L’urgence. La faim, l’avidité des impatients. Sarko parfois se pense beur, outsider parti à l’assaut du monde. Il vante son origine étrangère en débattant contre Le Pen. Il s’imagine, dans ses moments de complaisance, que ses piges de glacier à Neuilly étaient des petits boulots comparables aux galères des exclus ! Il n’est pas seulement venu protéger le petit peuple blanc. Il s’imagine aussi américain. La chance pour tous et le bonheur pour chacun ! Les meilleurs pourront s’en sortir, car ils le méritent. La banlieue, cette zone vierge, sera sa nouvelle frontière. Son Amérique à lui, c’est-à-dire la France de demain. Deux rêves. Cela pourrait marcher ? Si c’était vrai. A terme, l’illusion tombera. Les petits ne sont pas plus protégés, et les outsiders resteront dans leur ghetto. L’homme de la discrimination positive n’aura promu qu’un « préfet musulman », et le défenseur des pauvres aura d’abord et avant tout sécurisé Paris, comme toujours : «Les 10000 qui font la France, politiques, journalistes, patrons, vivent à Paris, pas chez moi, constate Jean-Christophe Lagarde. Paris, où l’on trouve trois fois plus de flics qu’en Seine-Saint-Denis…»
L’échec, pourtant, n’est pas immédiat. Sarkozy, par ses mots, donne d’abord l’idée de l’action. Sarko, dans les cités, est speedy. On le respecte, et ses flics avec lui. Nouveauté, effet de sidération. Les durs font profil bas. En 2004, Sarkozy s’en va de Beauvau, présidentialisé. Il n’aurait sans doute pas dû revenir. Un an plus tard, à son retour au ministère de l’Intérieur, Sarkozy reprend sa guerre des banlieues. En apparence rien n’a changé. Sauf le temps, qui abîme tout. La sidération s’est dissipée. Les méchants ont relevé la tête. La violence augmente, et la jeunesse des violents. L’ethnicisation des conflits, l’ultraviolence jubilatoire de certains jeunes font craquer les barrages de l’Etat. La gestion de la machine Beauvau a des limites. Les effectifs n’y suffisent plus. La police de proximité démantelée, on ne voit plus de « bleu » dans les cités. Les descentes des BAC et autres brigades témoignent de la résistance de l’Etat. Mais on n’a pas reconquis les territoires perdus. Alors on s’accroche. On rêvait d’Amérique, on découvre son cauchemar. Police blanche, délinquants colorés ? Sarkozy n’est plus beur. Il se blanchit et se droitise. Délibérément ? Il est saisi par l’événement, entraîné par le hasard, par son verbe et par ce qu’on en fait.

En mai 2005, un petit garçon est tué dans une fusillade à la cité des 4000 de La Courneuve. Sarkozy promet à la famille endeuillée de «nettoyer au Kärcher» une cité victime des gangs et des trafics. A l’automne, c’est sa visite à Argenteuil. Des jeunes l’accueillent pour le bousculer. Cela fait un moment qu’il est devenu cible. Nique la police, nique Sarko. Une dame l’interpelle, pointant une bande de jeunes : «Débarrassez-nous de cette racaille!» Lui, rebondissant : «Cette racaille, on va vous en débarrasser!» Pour une partie de la gauche, en mal d’un ennemi absolu, Sarkozy veut «kärchériser» indifféremment la jeunesse de banlieue, unanimement stigmatisée par le vocable «racaille». Mensonge politique. Mais l’idée prend. Faute de posséder la culture de la rue, à force de répéter des mots qu’il n’a pas vécus, Sarkozy cesse d’être audible. Dans les quartiers, il devient l’ennemi. L’ennemi des trafiquants, dont il a troublé la quiétude, assure-t-il. Si seulement c’était vrai. Il est l’homme qui ne veut pas de nous, se convainquent trop de Français venus d’ailleurs. Sarkozy est devenu un ennemi identifiable. L’antijeune. Le chef de la bande des keufs, contre les bandes des cités.

Lui se laisse entraîner dans ce jeu. Son goût de l’affrontement l’égare. Il affronte, verbalement, les familles et les proches de Bouma et Zyied, les deux jeunes gens électrocutés le 25 octobre 2005 dans le transformateur EDF de Clichy. Il identifie des adversaires, au lieu de conseiller des endeuillés. Il a besoin de cliver. Son personnage n’est plus libre. Il n’est plus que de droite, de la France des peurs.
On l’accuse d’avoir provoqué les émeutes de novembre 2005. Lui dénonce la main des groupes islamistes. Il fait monter le danger pour se rétablir. Il faut que le péril soit toujours supérieur à son échec. Depuis, c’est l’escalade. A chaque incident, Nicolas Sarkozy consolide son système. Il étouffe la voix des maires, sécuritaires sans complexes, mais qui ne marchent pas à ses tours de passe-passe. Il invente des traîtres, une cinquième colonne judiciaire. Renvoie dans l’enfer des laxistes tous ceux qui critiquent son verbe ou son action. Et accélère encore, les yeux rivés sur les sondages, toujours plus seul, mais protégé par le peuple, puisqu’il le protège, dit-il. Que la peur monte, encore et encore, et qu’elle porte toujours plus haut ? Jusqu’ici, pour lui, tout va bien.

Claude Askolovitch


P.S. :
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