De quel droit enfermer mon semblable ?
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Par Alain Cugno, De quel droit contraindre le corps de mon semblable ?
Il faut partir de l’impossibilité théorique qu’un tel droit puisse se constituer. De même que « Tu ne tueras pas » structure notre rapport à la loi, de même il existe une sorte de « Tu n’enfermeras pas » tacite, et sans doute pour les mêmes raisons. En effet, dans la communauté politique, le semblable est le libre, l’irréductible, celui auquel je ne m’agrège que parce qu’il m’échappe complètement. C’est le paradoxe très fort de la Cité que de reposer ainsi sur un lien de cohésion par la liberté.

Ce qu’exprime la Loi : je peux (je dois !) n’en faire qu’à ma tête, parce que par là je donne la Loi, c’est-à-dire j’interpose entre nous ce qui n’est ni à moi ni à toi. En étant libre j’ouvre à tout autre les mêmes droits qu’à moi-même, et, symétriquement, quiconque exprime sa liberté en faisant ce qu’il veut suscite ma liberté, se propose comme caution et comme éveil pour elle. Ce moment doit constamment être gardé à l’esprit lorsqu’on parle de la chose publique, si l’on ne veut pas faire de la Cité un lieu d’enfermement généralisé.

Cependant dans ce cadre de droit, il y a l’enfermement de fait. (Pierre V. Tournier vient d’en recenser huit formes). Elles sont très différentes, du moins officiellement et dans leurs intentions, mais il y a quelque chose qui les réunit et qui fait qu’il s’agit bien de contraindre un corps : l’existence de barreaux, l’impossibilité physique de s’échapper. Puisqu’il s’agit de se demander si j’ai le droit d’enfermer mon semblable, je me concentrerai sur les cas les plus faciles, ceux où il est sans doute le plus aisé de justifier l’enfermement : l’enfermement psychiatrique et l’incarcération pour peine privative de liberté. Le centre de gravité se trouvera du côté de la prison, mais l’hôpital psychiatrique permet d’élaborer quelques repères.

L’enfermement psychiatrique se referme sur quelqu’un parce que son comportement, le style de sa manière d’être, est altéré de telle sorte qu’il ne se rapporte pas au réel mais semble exploser dans une autre réalité, absente pour nous, étrangère, aliénée donc – et dont le décalage est tel qu’il met en danger la réalité qu’il menace de détruire (qu’il s’agisse de lui-même, des autres ou même simplement des objets) par conflit entre les mondes. Le droit d’enfermer la folie se fonde donc sur la dangerosité. C’est important parce que ce terme est aussi l’une des catastrophes survenues dans notre univers pénal. La dangerosité dont il s’agit pourtant ici est très particulière : bien plus qu’un danger pour la réalité, c’est la réalité qui est un danger pour le malade mental. La notion d’asile signifiait aussi cela.

Mais en quoi le fou est-il mon semblable ?
On reconnaît la folie à son étrangeté, généralement à la rupture du pacte de conversation : vous commencez à parler avec quelqu’un, et puis vous vous rendez compte que ce n’est pas à quelqu’un que vous parlez, mais à un système stéréotypé, à un système pur. La pureté, l’absence de parasitage de la conviction délirante était la signature de la folie pour Eugène Minkowski à l’exclusion de tout autre désadaptation ou décalage. En ce sens il cite le cas de l’une de ses patientes juive, à Saint-Mandé en 1940, dont le thème du délire, évidemment repérable, était pourtant que les Allemands persécutaient juifs. Mais il y a cependant une autre caractéristique majeure de la folie qui fait que le fou demeure mon semblable (et cela aussi Minkowski le remarque) : la conviction qui nous habite d’une possibilité pour chacun d’entre nous de devenir fou sous le coup du destin. Je pressens qu’il y a des événements qui, à tout moment, peuvent me tuer, mais je pressens aussi qu’il y a d’autres extrêmes pointes du malheur qui pourraient me faire sombrer dans la folie.

L’enfermement prend alors la forme du soin, de la nécessité de mettre à l’abri, de protéger, mais aussi de séparer, d’isoler d’un contexte devenu insupportable, de réduire l’univers aux paramètres qui peuvent être portés. Mais il y aussi, par la médiation de la possibilité de ma propre folie, la compréhension qu’il y a quelque chose qui a été trop bien compris et qui nous échappe, parce qu’il nous manque la moitié de la scène, comme nous prendrions pour fou celui qui se mettrai brusquement à hurler de terreur, parce qu’il voit une scène épouvantable dans notre dos.
Ce qui justifie l’enfermement du fou est la fragilité de notre santé mentale, mais aussi l’idée de notre insubmersible capacité à rétablir la communication et la communauté, parce que le sens, l’histoire de chacune de nos vies est ce qu’il y a de plus résistant au monde.

L’hypothèse est que mutatis mutandis il en va de même avec le condamné à une peine privative de liberté. La difficulté extrême pour s’y repérer en la matière est que justement nos contemporains ont fait trop facilement le rapprochement, précisément à partir de la notion de dangerosité. Du coup ils ont une furieuse tendance à médicaliser ou psychiatriser la délinquance et à criminaliser la folie.
Le fameux article 122-1 reconnaît ainsi la possibilité de punir un fou, qui, au mieux (ou au pire) ne sera dispensé que de sa « responsabilité pénale. » Il se termine d’une manière sibylline en disant que la juridiction tiendra compte de la surcharge psychiatrique. Dans l’esprit du législateur, c’est là bien évidemment quelque chose comme une circonstance atténuante, mais dans l’esprit des jurés, la folie est, semble-t-il, devenue très souvent, une circonstance aggravante. Comme on sait l’ancien article 64 écrivait clairement qu’il n’y avait « ni crime, ni délit », séparant radicalement les genres.

La première chose à affirmer pour redresser la barre est que l’enfermement, l’incarcération est un châtiment. Même s’il est tout à fait possible de reconnaître une utilité aux prisons (retirer de la circulation des personnes qui ne doivent pas demeurer à l’extérieur ; réapprendre à vivre selon les codes à ceux qui les ont perdus de vue) et même si le châtiment a une vertu non pas pédagogique mais de dressage, la grande fonction (indispensable) de la prison, comme de tous les phénomènes sociaux de quelque importance, est symbolique, ne se comprend pas par son utilité, mais par l’affirmation d’une transcendance qui nous interdit d’être des animaux, i-e des êtres fondamentalement de besoin. Nous ne sommes pas, en effet, des êtres de besoin, mais de désir : le besoin se repaît de son objet, le désir au contraire se creuse par son objet (« Le désiré creuse et ne comble pas » pour paraphraser Levinas).

Ici la grande fonction ‘inutile’ mais indispensable de la prison est l’affirmation qu’il y a dans la communauté politique une force de paix au moins aussi grande que toute force de guerre (civile) qui pourrait s’y montrer et que cette force peut se montrer dans toute sa violence effective. Le droit d’enfermer mon semblable pour le punir se fonde donc sur cette nécessité d’une affirmation extrême de la force de la communauté. Ce n’est donc jamais l’un d’entre nous qui en enferme un autre, mais la puissance publique à l’état pur.

C’est dire un certain nombre de choses et d’abord qu’il appartient désormais à la prison d’être la peine ultime, la peine de dernier recours, c’est elle, désormais l’affirmation de l’extrême. Il y a, en effet, une échelle des peines qui forme un continuum, mais il importe qu’il existe une peine ultime, absolue, au sens étymologique de ‘séparée’. La peine ultime, la peine capitale, était la peine de mort, tout à fait dans le droit fil de l’affirmation pure de la toute puissance politique. Son abolition en 1981 a été assurément la plus grande révolution qu’on puisse concevoir dans le champ pénal, mais elle n’a pas été comprise.
Nous avons changé de paradigme quant à la justice pénale et l’opinion publique ne l’a pas compris. Dire que la peine de mort était la peine ultime et de dernier recours signifiait que la prison était en altérité absolue par rapport à elle ce qui lui permettait de vivre. Comprendre, comme l’a fait l’opinion publique, que l’abolition de la peine de mort consistait à commuer systématiquement les peines de mort en peine de prison à perpétuité a fait s’effondrer la compréhension du système pénal. La prison a, pourrait-on dire, avalé la peine de mort : la référence à une peine absolue est restée, mais la différence avec les autres peines a disparu.
La prison est devenue, par essence, perpétuelle et indiscernable des autres mesures pénales qui lui sont devenues coextensives et en sont indiscernables, si ce n’est par différence de degré, et non par nature. D’où le succès de la dangerosité, l’oubli de la distinction entre culpabilité et dangerosité. Le contrôle perpétuel envahit tout et du même mouvement banalise la prison. Or il faut une peine non négociable, non intégrable dans une vie normale, comme le sont l’amende ou la réparation (il suffit d’être assez riche pour en estomper le caractère anormal ou anomal). C’est ce décalage qui donne sa respiration à l’ensemble. Le droit d’enfermer son semblable se fonde sur cet extrême de la liberté accueillant une liberté comme confiance absolue (qui signe la communauté politique) et comme risque non moins absolu (qui requiert la force publique).

Mais nous avons aboli la peine de mort, ce qui veut dire qu’un prisonnier n’est pas quelqu’un qu’on vient de gracier et qui donc n’a aucun droit. Du simple fait qu’il est vivant il est mon semblable et déploie un certain nombre de droits et d’exigences inaliénables. Cela requiert que la peine elle-même soit pensée en termes de vie et non pas de mort. Elle doit en particulier tenir compte du fait que parmi les exigences fondamentales se trouvent celles de vivre ailleurs et autrement. Ici aussi, comme avec la folie, le sens de ce qu’est une histoire et la possibilité « d’avoir un autre destin que le sien » [1] sont hors de toute réduction possible, hors de toute négation possible. Ici comme avec la folie le pari est à faire sur l’irréductibilité du pouvoir de comprendre. Tous les criminels qui ont réussi à renaître disent trois choses : leur refus que l’institution carcérale prenne leur réussite pour la sienne ; leur reconnaissance à l’égard de quelques personnes (surveillants, directeurs d’établissement) qui leur ont tendu la main ; leur certitude qu’ils n’auraient jamais pu aller aussi loin dans la compréhension de la réalité et de la vie s’ils n’avaient pas plongé aussi loin. C’est ce savoir qui porte toute l’espérance.

Il y a un for intérieur dont il faut reconnaître l’existence et qu’il faut sanctuariser – en sachant qu’on ne pourra jamais légiférer ou dire quoi que ce soit sur cette instance : elle est inaccessible. Mais l’on peut tenir compte d’elle, l’envisager, s’adresser à elle, à l’aveugle.
A cet égard la bonne question n’est ni comment vous corriger ? Ni comment communiquer avec vous ?
Mais qu’avez-vous compris, que vous avez payé d’un prix que nul ne peut vouloir payer, à travers le crime (ou le délit), le procès, l’incarcération, que nous nous n’avons pas compris ?
Que savez-vous que nous ne savons pas ?
Il importe que cette question soit posée à l’intérieur d’une peine, c’est-à-dire d’un refus absolu de l’acte qui, pourtant, a donné accès à ce savoir.

Nous n’avons le droit d’enfermer notre semblable à titre de châtiment que pour préserver la validité d’un savoir qui, autrement, serait monstrueux.

Notes[1] C’est la définition que Levinas donne du pardon.