Lettre à Madame Rachida Dati, Garde des Sceaux
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Lettre à Madame Rachida Dati, Garde des Sceaux

Evry, le 27 mai 2009

Madame la Garde des Sceaux,

Jeudi 21 mai de violents affrontements ont eu lieu à Evry.
Nous tenions à vous faire part de notre très vive préoccupation concernant le suivi, par certains services de la Justice, des dossiers impliquant des délinquants multiréitérants qui agissent librement dans nos quartiers populaires.

Le Contrat Local de Sécurité et de Prévention de la Délinquance, dont les villes d’Evry et de Courcouronnes sont cosignataires depuis 10 ans, permet pourtant un travail partenarial exemplaire. L’ensemble des acteurs locaux concernés des deux villes agissent, ainsi, en étroite collaboration et font preuve d’une remarquable réactivité.

En effet, les services éducatifs et de prévention, la Police nationale, les Polices municipales, le Parquet, la Protection Judiciaire de la Jeunesse ainsi que l’Education nationale mettent en oeuvre des actions concrètes et concertées afin d’assurer, au plus près, les suivis individuels nécessaires.

Cependant, ces efforts quotidiens sont trop souvent mis à mal par des décisions émanant de magistrats du siège. Si nous regrettons l’inégalité concernant l’application des peines d’un département à l’autre, force est de constater que les décisions de justice d’un certain nombre de juges ignorent, en effet, trop souvent la réalité des situations que les habitants de nos villes ont à déplorer.

Des individus, interpellés à plusieurs reprises par les forces de police, auteurs d’actes délinquants à répétition (coups et blessures, vols avec violence, port d’armes, …) se voient infliger des mesures qui ne devraient être réservées qu’à des primo-délinquants. Certains d’entre eux, précisément identifiés par une grande partie des habitants et ayant déjà été condamnés pour des délits, ne se voient infliger qu’un simple « rappel à la loi », alors qu’il s’agit de récidives.

Le sentiment de totale impunité – reposant sur une réalité et imprégnant la plupart des mineurs délinquants – annihile, ainsi, tous les efforts éducatifs et de prévention déployés.

Cette logique aboutit à l’inverse de l’objectif que les magistrats du siège semblent s’assigner, et condamne l’idée même de protection de la jeunesse qui demeure l’une des priorités de notre pacte républicain.

Cette situation perdure depuis de nombreuses années et tend même à s’accentuer. Nous n’avons cessé de proposer que s’engage, sur notre territoire, un dialogue constructif avec les magistrats du siège mais nous n’avons jamais reçu de réponse favorable à ces propositions.

Sans remettre en cause le principe, pleinement légitime, de l’indépendance de la magistrature, il importe que celui-ci ne se traduise pas, de fait, par une forme de surdité face aux nouvelles réalités de notre société.

Nous vous demandons, par conséquent, de bien vouloir nous faire part de propositions concrètes afin que s’amorce rapidement un dialogue absolument nécessaire entre l’ensemble des acteurs de la chaîne pénale. Il conviendrait, aussi, de réfléchir à une évolution de la formation, initiale et continue, des magistrats qui, à l’instar de leurs collègues du Parquet, pourraient tirer grand profit d’un travail d’échange et d’écoute avec tous les acteurs locaux de l’éducation, de la prévention et de la sécurité.

Dans l’attente de votre réponse, veuillez agréer, Madame la Garde des Sceaux, l’expression de notre haute considération.

Manuel VALLS
Maire d’Evry
Député de l’Essonne
Président de la Communauté d’Agglomération Evry Centre Essonne

Stéphane BEAUDET
Maire de Courcouronnes
Premier Vice-président de la Communauté d’Agglomération Evry Centre Essonne

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SYNDICAT DE LA MAGISTRATURE
Paris, le 11 juin 2009

Le Syndicat de la Magistrature à

Monsieur Manuel VALLS
Monsieur le Député-Maire,

Vous avez récemment adressé une lettre ouverte au garde des Sceaux pour dénoncer la « surdité face aux nouvelles réalités de notre société » dont feraient preuve « des magistrats du siège » du tribunal de grande instance d’Evry.

Cette démarche, menée conjointement avec un élu UMP, fait suite à de « violents affrontements » dans cette ville, dont vous imputez implicitement la responsabilité à ces juges, en soulignant au passage le « sentiment de totale impunité » dont jouiraient « la plupart des mineurs délinquants ».

Votre courrier reflète selon nous une perception caricaturale des questions pénales et une méconnaissance inquiétante pour un élu des principes élémentaires de l’Etat de droit.

On y retrouve, condensés, tous les ingrédients de la démagogie sécuritaire qui sévit en France depuis plusieurs années et qui a déjà largement démontré sa nocivité : exploitation de faits divers, exagération du phénomène de la récidive, approche impressionniste des causes et de l’évolution de la délinquance, stigmatisation de la jeunesse, réduction du problème de l’insécurité des classes populaires à la seule question du maintien de l’ordre public, dénonciation du prétendu laxisme des juges, fantasme du « terrain » et monopole de la « réalité », mépris caractérisé pour la séparation des pouvoirs…

Vous avez d’ailleurs repris cette posture simplificatrice dans une tribune publiée quelques jours plus tard par le Figaro sous le titre « Lutter contre la délinquance sans esprit partisan », où vous releviez les prétendus « râtés de la chaîne pénale » et fustigiez les « nombreux délinquants multiréitérants » qui « font trop souvent l’objet d’un simple rappel à la loi ».

Avant de vous laisser poursuivre cette petite musique binaire, il n’est peut-être pas inutile de vous rappeler que :

  • les peines d’emprisonnement représentent un tiers des peines prononcées à l’égard des 13-16 ans et près de 40% à l’égard des 16-18 ans [1] ;
  • lorsqu’une personne est condamnée en récidive, elle se voit infliger une peine d’emprisonnement dans 80% des cas [2];
  • le « taux de réponse pénale » ne cesse d’augmenter, passant de 67,9% en 2000 à 83,6% en 2007 (91,5% pour les mineurs) [3].

Quoi que l’on puisse penser de ces statistiques et de l’opportunité de cette sévérité, la justice est donc loin d’être aussi laxiste que vous le laissez entendre.

Quant à la réalité de la délinquance, il doit être souligné que :

  • la part des mineurs dans l’ensemble des personnes mises en cause par la police et la gendarmerie ne cesse de diminuer, passant de 22% en 1998 à 18% en 2007 [4] ;

– la récidive est un phénomène globalement en baisse depuis plus de dix ans [5].

Par ailleurs, vous devez savoir que :

  • l’emprisonnement ferme a plus que montré ses limites en matière de lutte contre la délinquance, notamment violente, laquelle serait en augmentation malgré la multiplication des textes répressifs;
  • cette politique aveugle, privilégiant sans cesse l’enfermement, conduit à un taux de surpopulation carcérale inégalé, dont personne ne peut ignorer les conséquences désastreuses, en particulier l’augmentation des suicides en détention, notamment de mineurs.

Vous auriez pu également vous souvenir que les élus n’ont pas vocation à dire aux juges de leur circonscription comment juger dans telle ou telle affaire, en vertu du principe fondamental de l’indépendance de la magistrature que vous qualifiez de « pleinement légitime » pour mieux le piétiner ensuite.

Par de telles prises de position, vous refusez de rompre avec l’idéologie sécuritaire que vous considérez sans doute comme un gage de rentabilité politique.

Nous le regrettons sincèrement.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Député-Maire, l’expression de nos cordiales salutations.

Le bureau national du Syndicat de la Magistrature

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Notes

[1] Cf. http://champpenal.revues.org/document7053.html

[2] Cf. Kensey A., Tournier P.V., 2005, Sortants de prison : variabilité des risques de retour, Cahiers de démographie pénitentiaire, n°17, Ministère de la Justice, Paris.

[3] Cf. DACG, Pôle Etudes et Evaluation, Juillet 2007.

[4] Cf. http://champpenal.revues.org/document7053.htm

[5] Cf. Ministère de la Justice, DAGE, Sous-Direction de la statistique, des études et de la documentation, 2005, exploitation statistique du Casier judiciaire national.


P.S. :
– Lire également : Délinquance des mineurs : Une responsabilité sociale partagée – Commission Justice des Verts