Prévenir l’irréparable, la difficile prévention des agressions sur les enfants.
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Comment ne pas être bouleversé à l’annonce du viol et du meurtre du petit Mathias [1] ?
Certains crient vengeance, d’autres en appellent à la justice. En dépit de l’émotion qui nous gagne, nous devons nous attacher à réfléchir aux mesures à prendre pour empêcher de tels drames.
Un être humain est mort, à l’aube de sa vie, nous le ressentons comme un échec terrible, un échec de notre société. Refusant de nous résigner, ou de nous complaire dans la croyance à des pseudo solutions miracles (« il n’y a qu’à »), nous pensons qu’il est urgent de nous donner les moyens de lutter contre les agressions à l’égard des enfants. C’est un choix politique, un choix de citoyen, à faire en respectant nos valeurs démocratiques.

Depuis des années, notre système pénal s’est préoccupé de prendre des mesures spécifiques concernant les violences sexuelles, en particulier les violences à l’encontre des femmes et des mineurs, avec le souci légitime d’aider les individus à contenir « l’empire des pulsions » sexuelles, et de sanctionner ceux qui n’y parviennent pas. Cependant, de nombreux chercheurs et acteurs de terrain ont relevé que ce système était devenu « hyper-répressif », avec un risque de « démesure pénale » pouvant aller jusqu’à remettre en cause des valeurs de la démocratie.
Si des mesures d’aide aux victimes et l’amélioration de l’écoute qui leur est due ne peuvent que nous satisfaire, plus inquiétant est l’accroissement régulier de la sévérité des peines et des mesures dérogatoires au droit commun (prescription, obligation de soins…) qui semble davantage relever de l’incantation ou de l’effet de manche à des fins électorales que résulter d’une analyse approfondie du phénomène, avec pour conséquence une grande inefficacité.

Aux lendemains de l’affaire d’Outreau, la Justice est en crise, en crise par rapport à ses valeurs et ses pratiques, par rapport à la confiance que lui accordent les citoyens, mais aussi en crise par rapport aux missions de plus en plus lourdes dont on la charge sans que les moyens humains, intellectuels, techniques et financiers suivent. Le récent cri d’alarme du médecin-chef de la prison de Fresnes en est un exemple, tout comme les alertes lancées de toutes parts sur l’inquiétant surpeuplement et la vétusté des établissements pénitentiaires, ou l’« Appel des 115 » appelant à la création d’une structure multidisciplinaire d’études et de recherches sur les infractions pénales et leur prévention.

Le recours à un discours « tout répressif » cache surtout de l’hypocrisie et le refus de conduire une véritable réflexion sur les faits de société qui provoquent des désastres dans les familles. Nous appelons les politiques et les décideurs administratifs à faire preuve de courage, et à remettre en question leurs certitudes, leurs dispositifs et leurs outils, par le lancement d’un programme de recherches ambitieux sur les personnes attirées sexuellement par les enfants, et sur les personnes qui commettent des agressions sur les enfants. Il est urgent de comprendre pour prévenir.
La plupart des travaux dont nous disposons en France portent sur des populations incarcérées ou poursuivies pour des délits ou crimes sexuels. Il convient de les approfondir, mais il faut aussi s’intéresser aux personnes qui ne sont pas passées à l’acte. Par exemple, des personnes à orientation sexuelle pédophile, qui n’agressent pas les enfants, vivent tous les jours avec des pulsions qu’elles doivent maîtriser. Nous avons certainement beaucoup de choses à apprendre de ces « pédophiles responsables », comme les appellent Carine Hutsebaut et Yvonne Rousseau, sur leurs stratégies, sur les aides qui pourraient renforcer leur détermination à refuser un comportement prédateur.
Par ailleurs, il s’agit de comprendre pourquoi des personnes hétérosexuelles attirées par des adultes passent à l’acte sporadiquement sur des enfants. C’est un autre enjeu important, en lien avec l’étude de leur environnement social et de leurs antécédents familiaux.

Des analyses pluridisciplinaires permettraient de faire apparaître la diversité des facteurs de risque ainsi que des facteurs protecteurs, et de développer des mesures de prévention. Des conséquences pourraient en être tirées pour les formations des personnels en contact avec les personnes incriminées, avec les enfants, avec les professionnels de l’enfance, mais aussi des conséquences en termes de dispositifs et de mesures à mettre en œuvre localement ou nationalement. Dans ces phénomènes complexes de délinquance criminelle, l’intrication entre le psychologique (une faible estime de soi, par exemple) et le social (la misère sexuelle, par exemple) rendent nécessaire la coopération entre des chercheurs de disciplines complémentaires, ainsi qu’un travail en collaboration avec des acteurs de terrain qui peuvent enrichir la réflexion par leur expérience et leur connaissance des diverses contraintes qui s’exercent dans le champ de la Justice, du suivi judiciaire, du suivi policier (après la fin de la peine), notamment en ce qui concerne l’accès aux soins des détenus. Une réflexion pourrait être aussi conduite sur la protection des mineurs pendant le déroulement de la procédure judiciaire (contre les auditions répétées, les pressions de la part des avocats et procureurs).

Une telle démarche est coûteuse en énergie, en mobilisation de professionnels de divers horizons, en temps, et certainement en moyens quant aux solutions, mais l’enjeu est majeur. Il est plus que temps de rejeter les attitudes populistes et toute tentative d’instrumentalisation des jeunes victimes. Cette émotion que nous partageons ne doit pas nous conduire à des impasses, comme par le passé, nous devons progresser, sans illusion car il n’y aura pas de remède miracle .
Nous le devons à Mathias, comme à tant d’autres.

Par Jean-Marie Firdion, chercheur à l’Institut national d’études démographiques (INED) et Pierre V. Tournier, directeur de recherches au CNRS, ancien président de l’Association française de criminologie (AFC).

Notes

[1] Paris, le 15 mai 2006 (1) 6 mai 2006 à Moulins-Engilbert (Nièvre).


P.S. :
* Tribune refusée par Le Monde et Libération, mise en ligne sur « le Magazine d’Inventons L’avenir », www.jacklang.net