Quelques enseignements de l’expérience québécoise pour les politiques de prévention et de sécurité
Partager

Par Jean Lafont, conseiller régional EELV d’Ile-de-France

Les réflexions qui suivent s’appuient sur plusieurs rencontres à Montréal et à Québec, dans le cadre d’une mission de membres du conseil régional d’Ile-de-France, organisée à l’initiative du vice-président en charge de la Citoyenneté, de la Politique de la Ville et de la Sécurité. Cette mission a été riche en contacts, mais forcément trop brève pour prétendre cerner la réalité d’un pays. J’ai été frappé par la grande convergence entre les propos tenus par nos différents interlocuteurs, ce qui laisse à penser qu’il y a un réel consensus social sur l’approche de la sécurité, qui au Québec est rattachée à la notion de « bien-être ». Plus de temps aurait cependant été nécessaire pour juger des pratiques réelles et surtout mieux percevoir les débats et les évolutions récentes.

Ces valeurs partagées, exprimées à de nombreuses reprises, sont le respect (la ville de Montréal a ainsi adopté en 2006 une charte des droits et des responsabilités des citoyens, qui constitue une référence pour l’action des services); la confiance en la personne, qui conduit à donner comme finalité à la sanction la réhabilitation et la réinsertion dans la société; une vision du service public qui se réfère en permanence aux besoins du bénéficiaire, souvent qualifié de « client ».

 Si les personnes rencontrées n’ont pas été en mesure d’indiquer le nombre total de détenus dans les prisons de la province de Québec, les chiffres que j’ai consultés par la suite font état de 4500 personnes, soit 57 pour 100.000 habitants, c’est à dire à peu près la moitié du taux de la France – un nombre qui tend à augmenter légèrement. Il faut noter que cette augmentation traduit la part croissante de la détention préventive, qui atteint aujourd’hui 50%, sans que j’ai pu vraiment en comprendre les raisons. Si la prévention et la recherche de réponses non judiciaires aux actes délinquants de faible gravité est la tonalité dominante, ces dernières années ont vu cependant un renforcement des mesures répressives (avec la loi fédérale C-10 sur la sécurité des rues et des communautés, qui prévoit l’augmentation et la prolifération des peines minimales), alors que les chiffres de la délinquance paraissent plutôt en baisse.

Ces remarques générales étant faites, je pense que l’expérience québécoise présente un grand intérêt et constitue, à maints égards, un modèle qui pourrait nous inspirer et nous conduire à améliorer ou revoir certaines de nos pratiques, en tenant compte bien sûr du contexte différent. La continuité des politiques dans le temps est un facteur important, comme nous le verrons pour les politiques présentées dans cette note.

 La présente note se limite à deux sujets: les stratégies territoriales de prévention et de sécurité et la police communautaire. Sur chacun de ces points, je serai amené à émettre des propositions sur la manière dont la Région Ile-de-France pourrait s’inspirer de l’expérience québécoise; ces propositions n’engagent évidemment que moi.

Les stratégies territoriales de prévention et de sécurité

La politique de la municipalité de Montréal en matière de sécurité a été définie dans son cadre général dès le début des années 1980, sous l’intitulé « politique pour un environnement paisible et sécuritaire ». La sécurité est considérée comme un élément du bien-être et de la qualité de la vie urbaine des individus et de la collectivité. La politique de sécurité vise à protéger l’intégrité des personnes, à prévenir ou réduire la destruction de leurs biens et à atténuer l’impact des divers évènements (crimes, risques et sinistres – car elle englobe aussi la sécurité civile), ainsi qu’à renforcer le sentiment de sécurité.

Axée sur la prévention, elle mise dès le départ sur la participation de la population et la mobilisation d’un vaste réseau de partenaires et de ressources au niveau local (administrations, services, associations) en s’appuyant sur les arrondissements. La création d’une police communautaire (pour lever tout malentendu, le terme « communautaire » que l’on retouve fréquemment, n’a pas au Québec le sens « communautariste » qu’on lui prête en France, il pourrait presque se traduire par « de quartier ») au début des années 1990 s’inscrit, comme nous le verrons plus loin, dans cette même approche de partir du local afin de mieux répondre aux besoins.

Un premier programme de prévention de la criminalité, Tandem Montréal, a ainsi été lancé en 1982. Il a pris de l’ampleur au fil des années et est devenu en 2004 « Programme montréalais de soutien à l’action citoyenne en sécurité urbaine dans les arrondissements – Tandem », qui existe aujourd’hui dans tous les arrondissements. La mairie d’arrondissement mandate en général un organisme communautaire pour gérer le plan d’actions.

Une « table de concertation », présidée par le/la maire d’arrondissement, assure la mobilisation les acteurs locaux et de la population; elle établit le « plan de sécurité » sur 3 ans et en suit la mise en oeuvre. Cette table se démultiplie, selon les problèmes à traiter. La police du quartier en est pleinement partie prenante, en tant qu’acteur du territoire.

Lors de notre visite de l’arrondissement Saint-Michel, l’un des plus populaires de Montréal et qui présente une grande diversité d’origines, nous avons été reçus par la maire, accompagnée de ses services, du commandant du poste de police de quartier, d’un représentant de l’organisme Tandem ainsi que du coordonnateur jeunesse.

Plusieurs thèmes reviennent en permanence dans les présentations:

– partir des besoins de la population (« les citoyens sont nos patrons », selon l’expression de la maire), ce qui conduit à des priorités différentes selon les arrondissements et même les quartiers

– logique de partenariat et de réseautage, aucun acteur ne pouvant à lui seul résoudre les problèmes de criminalité

– démarche du type « résolution de problème », c’est à dire comment, à partir de l’analyse d’un problème, construire collectivement la solution et la mettre en oeuvre en s’appuyant sur le réseau des acteurs

Plusieurs exemples d’actions nous ont été donnés : actions de développement social pour prévenir l’adhésion de jeunes à des gangs de rue; embauche d’un patrouilleur de rue pour faire cesser des nuisances sonores occasionnées par des jeunes autour d’un café; aide aux habitants d’une rue du sud de l’arrondissement, en majorité des commerçants d’origine maghrébine, à s’organiser en association, afin de leur « donner de la fierté », selon l’expression d’un intervenant; actions de médiation, afin de régler des tensions générées par la proximité de groupes très différents en termes de générations et de cultures.

Cette expérience de Montréal, reconnue internationalement, présente un grand intérêt, au moment où la Région Ile-de-France s’apprête à lancer un programme expérimental auprès des villes et intercommunalités sur des stratégies territoriales.

Je voudrais d’abord souligner l’importance de la dimension du temps. L’expérience acquise par la municipalité de Montréal s’appuie sur 30 ans de pratiques et d’apprentissage collectif. Cela doit conduire à une certaine modestie de notre part, et rend d’autant plus essentielle la mise en place d’un suivi et d’une évaluation externe rigoureuse par des sociologues expérimentés du programme que la Région va lancer.

L’expérience de Montréal nous invite aussi à mettre au centre du cahier des charges du programme expérimental une démarche: pilotage politique de l’élu/e, association étroite des acteurs et de la population à travers un comité de pilotage et des groupes de concertation, partir des besoins dans une logique de résolution de problèmes, suivi et évaluation, à partir de critères fixés lors de l’élaboration du plan d’actions.

Enfin, l’une des clés de la réussite réside dans une culture commune. Cela ne va pas de soi, lorsque les acteurs sont plus soucieux de défendre leur spécificité que de collaborer avec les autres. Cela ne va pas de soi pour les institutions où tout vient d’en haut et tend à brider les initiatives. L’expérimentation devrait s’accompagner de programmes de formation mélangeant les publics, afin de croiser les regards. Au-delà – on peut rêver – ces démarches expérimentales pourraient, si l’État en est d’accord, servir de test et de point d’appui à une expérience de territorialisation de la police nationale, qui donnerait lieu à une évaluation.

La police communautaire à Montréal

Le Québec dispose de trois types de police:

– la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) au niveau fédéral, qui mène les enquêtes liées à la sécurité nationale et à la criminalité transfrontalière;

– la Sûreté du Québec (SQ) au niveau provincial, qui coordonne les opérations policières d’envergure et apporte un soutien aux services municipaux;

– les services municipaux, dont le plus important est celui de la ville de Montréal (SPVM) qui nous a reçus, qui emploie plus de 7000 agents.

C’est au début des années 1990, après une période de crise de légitimité liée à un décalage croissant entre l’action de la police et les attentes des élu/es et de la population en matière de sécurité que la police de Montréal a engagé un programme d’implantation de la police communautaire. Il s’agissait de rompre avec un modèle purement réactif et trop exclusivement tourné vers la répression. Cette évolution ne s’est pas faite en un jour, ni sans résistances au sein de l’institution, les policiers communautaires étant souvent perçus par les autres policiers comme des agents de relations publiques avec la communauté, une « police bonbon ».

Il n’empêche que la conviction des chefs de postes de quartier (PDQ) rencontrés, en particulier celui du Quartier Saint-Michel, m’a impressionné lorsque ceux-ci ont présenté leur action sans nier les difficultés rencontrées, et elle m’a convaincu de l’intérêt de ce modèle .

La police communautaire répond à 4 principes de base:

– un rapprochement entre les services policiers et les citoyens

– un partenariat entre les représentants des organismes du milieu et les institutions locales, pour mieux ancrer les services policiers dans la communauté

– une intervention policière modernisée, orientée vers la résolution de problèmes, afin d’apporter des solutions aux problèmes de criminalité et de délinquance ressentis par la population

– le renforcement des actions préventives pour contrer l’apparition des comportements délinquants

La réforme s’est faite au nom de l’efficacité et de l’amélioration de la qualité du service rendu à la population (« la police est un service, avant d’être une institution »), et le renforcement des actions préventives ne signifie pas l’abandon des missions répressives. Il s’agit donc d’une police du quotidien, « plus que d’une police de proximité, car la police est partie prenante de la communauté »; elle doit connaître les gens et se faire connaître. Comme nous l’a dit le chef de poste de quartier dans l’arrondissement Saint-Michel, « l’idée générale est d’occuper le terrain et nos concitoyens ». Cette police ne se contente pas d’observer, elle a un rôle proactif, n’hésitant pas à être à l’origine de certains projets de développement social, du type de ceux que Nicolas Sarkozy a vilipendés en son temps. Ce rôle est d’autant plus facile à jouer que la police communautaire, par sa participation aux tables de concertation, se trouve immergée dans un réseau d’acteurs locaux, ce qui lui facilite la recherche de partenaires. Selon notre interlocuteur, cette politique a permis une diminution spectaculaire de la délinquance sur le quartier sans que celle-ci se déplace ailleurs.

Ce modèle policier nécessite de la formation (voire un changement de culture professionnelle) et une plus grande stabilité des effectifs. Nous n’avons pas pu approfondir ces questions. En revanche, il nous a été dit que chaque nouvel arrivant dans un poste de quartier est pris en mains, afin de lui faire acquérir rapidement une bonne connaissance du terrain.

Les policiers affectés au travail communautaire ne représentent qu’une petite part des effectifs de leur poste de quartier. Ce sont des volontaires, et nos interlocuteurs ne nous ont pas caché qu’ « il n’est pas évident de vendre l’idée de travail en communauté ».

Nous avons pu voir d’autres facettes de l’action policière, à travers la présentation du programme de lutte contre les violences conjugales mené par la ville de Montréal et la rencontre dans un poste de quartier avec la responsable d’une équipe multidisciplinaire d’intervention auprès d’itinérants. Un point commun entre tous les propos tenus, c’est la pratique de travail avec les autres institutions et les communautés; l’intérêt attaché aux formations mêlant les différents acteurs, afin de créer des « communautés de pratiques »; la démarche consistant à partir des besoins de la population; le recours « normal » à l’évaluation. Au Québec semble-t-il, les frontières entre les chercheurs et les institutions sont moins étanches qu’en France.

La territorialisation de la police s’accompagne d’un niveau de responsabilité élevé et d’une capacité d’initiative dans la définition de son travail, dans le cadre des orientations fixées par l’institution. Le policier dispose du pouvoir de « déjudiciariser » certains délits mineurs et, sous le contrôle du procureur, d’orienter l’auteur vers des peines de substitution exécutées à l’intérieur du système communautaire, l’objectif étant de privilégier la réinsertion et d’éviter la récidive, et secondairement de désengorger les tribunaux.

Qu’en retirer pour l’action de la Région Ile-de-France?

La Région n’a pas de compétence en matière de sécurité, mais elle accompagne depuis 1997 dans la construction et l’amélioration de commissariats un Etat défaillant, afin d’assurer une meilleure présence du service de police sur le territoire – avec toutes les limites de l’exercice, du fait de l’abandon de la police de proximité et la mise en place de la police d’agglomération.

La poursuite de cette politique n’a de sens que si elle s’inscrit dans un véritable partenariat. Ce partenariat prévoirait une expérimentation sur plusieurs territoires, inspirée par la démarche québécoise de police communautaire. Pour donner toutes ses chances à cette expérimentation, outre le volontariat du côté des responsables policiers locaux, il faut pouvoir s’appuyer sur une dynamique territoriale, ce qui pourrait conduire à privilégier les sites retenus pour l’expérimentation des stratégies locales de prévention et de sécurité.