Le 6 avril dernier, l’USM a adressé aux candidats à l’élection présidentielle un questionnaire sur les évolutions du système judiciaire.
Voici la réponse d’Eva Joly à ces dix questions.
1. Êtes-vous favorable à l’instauration d’un « pouvoir judiciaire » ? Vous engagez vous notamment à remplacer les mots « autorité judiciaire » par ceux de « pouvoir judiciaire » dans le titre VIII de la Constitution ?
Nous sommes favorable à cette modification dans la Constitution, dans le cadre d’une réforme plus globale, pour favoriser l’indépendance de la Justice.
2. Vous engagez vous à respecter et restaurer l’indépendance des magistrats ?
Les années 2000 ont été marquées par une reprise en main de l’institution judiciaire par le pouvoir exécutif : contrôle des nominations et des carrières, atteintes régulières et répétées au pouvoir d’individualisation et de personnalisation des peines par les peines planchers, mutation brutales de procureurs, velléité de suppression du juge d’instruction, affaiblissement du juge des libertés. Le principe de l’indépendance de la justice est mis à mal quotidiennement.
Afin de restaurer le pouvoir judiciaire et son indépendance, il faudra veiller àassurer l’indépendance effective des magistrats dès la sortie de l’École de la magistrature, mais également à assurer celle des magistrats vis-à-vis du pouvoir politique, tant au plan institutionnel qu’à celui de la gestion des carrières, à travers une réforme du CSM.
3. Entendez-vous respecter et faire respecter les magistrats et l’institution judiciaire ? Vous engagez vous notamment à ne pas critiquer ou stigmatiser les magistrats ? Vous engagez-vous à faire appliquer plus fréquemment les dispositions de l’article 434-25 du Code pénal qui réprime le fait de chercher à jeter publiquement le discrédit sur une décision de Justice ?
Le rôle d’un gouvernement n’est pas de stigmatiser des magistrats ou leurs décisions. Les juges ne sont pas des « petits pois », des « coupables » qui « doivent payer ». Cette discipline doit concerner tant le Garde des Sceaux que le Ministre de l’Intérieur, ou le Président de la République. Ce n’est pas en instaurant des jurés en correctionnel, à travers une réforme coûteuse et inutile, que l’on fera mieux respecter l’institution judiciaire.
Concernant l’article 434-25, cet article doit être appliqué, avec discernement. Par ailleurs, c’est à un parquet indépendant de prendre l’initiative des poursuites, pas au Président de la République.
4. Êtes-vous favorable au maintien de l’unité du corps (magistrats du siège et magistrats du parquet) ?
Vous engagez vous à préserver l’unité du corps en :
– maintenant une formation unique délivrée par l’Ecole Nationale de la Magistrature ?
– maintenant la possibilité tout au long de la carrière de passer du siège au parquet et inversement ?
La question de l’unité du corps est une question récurrente et complexe. Pour l’instant, une réforme n’est ni urgente, ni opportune.
5. Êtes-vous favorable à la création d’un Conseil Supérieur de la Magistrature indépendant, doté de larges prérogatives ?
1 – En ce qui concerne la composition : Envisagez-vous :
– le rétablissement d’une majorité de magistrats dans les différentes formations du CSM ?
– une nomination des membres non magistrats après validation des candidatures par une majorité qualifiée du parlement ?
2 – En ce qui concerne les pouvoirs : Envisagez vous une extension des prérogatives du CSM et notamment :
– de lui confier la gestion de l’ensemble de la carrière des magistrats par le rattachement de la DSJ et la suppression du pouvoir de proposition du GDS ?
– d’imposer une consultation obligatoire du CSM sur toute question tenant aux aspects statutaires des magistrats, au budget et à l’organisation de la Justice ?
– de lui assurer l’autonomie financière ?
– de rétablir la possibilité pour le CSM de rendre des avis spontanés ?
– de lui attribuer en matière disciplinaire une compétence pleine et entière, en lui rattachant une partie des services de l’IGSJ et en supprimant le pouvoir décisionnel du Ministre de la Justice pour les magistrats du parquet ?
– de lui permettre de déterminer, au-delà du recueil des obligations déontologiques, des règles protectrices des magistrats dans le cadre des procédures pré disciplinaires ?
Le Conseil supérieur de la magistrature devra être réformé pour être composé à moitié de personnalités qualifiées, mais leur modalité de désignation sera réformée, afin de garantir une indépendance effective à l’égard du pouvoir politique (majorité qualifiée des 2/3 au Parlement). La parité stricte entre magistrats et non magistrats sera assurée dans les deux formations disciplinaires (parquet et siège).
La proposition de lui confier la gestion de l’ensemble de la carrière des magistrats par le rattachement de la Direction des services judiciaires va dans le bon sens. Cela nécessite qu’il dispose des moyens suffisants pour fonctionner.
Concernant, l’obligation d’imposer une consultation du CSM sur toute question tenant aux aspects statutaires des magistrats, au budget et à l’organisation de la Justice, cela peut être une bonne proposition. Mais les avis ne sauraient être conformes.
En matière disciplinaire, le CSM doit avoir une compétence pleine et entière, et il faut donc lui rattacher une partie des services de l’Inspection générale des services judiciaires comme vous le proposez. Par ailleurs, le parquet devant être indépendant, le Ministre de la Justice ne saurait avoir autorité sur les magistrats du parquet.
De même, la nomination des membres du Conseil constitutionnel sera entièrement revue, pour assurer leur indépendance et leur impartialité. Le Conseil constitutionnel ne doit plus être une maison de retraite pour ex-Président de la République.
6. Etes-vous favorable à ce que les magistrats du parquet soient indépendants du pouvoir exécutif ?
Vous engagez vous notamment à :
– imposer un avis conforme du CSM pour toutes les nominations des magistrats du parquet (procureurs, procureurs généraux et membres du parquet général de la Cour de cassation inclus) ?
– transférer au CSM la gestion intégrale de la carrière des magistrats du parquet et donc supprimer le pouvoir de proposition du Ministre de la Justice pour les nominations, y compris lorsque celles-ci concernent procureurs, procureurs généraux et membres du parquet général de la Cour de cassation ?
– maintenir les instructions générales de politique pénale, mais supprimer les instructions individuelles dans les dossiers particuliers ?
– accorder en contrepartie au Ministre de la Justice, au nom du gouvernement la possibilité dans des cas particuliers d’intervenir en tant que partie au procès ?
Ces propositions vont dans le bon sens. Le CSM doit faire des propositions pour les nominations des magistrats du siège à la Cour de cassation, pour celles de premier président de Cour d’appel et de président de Tribunal de Grande Instance. Tous les autres magistrats seront nommés sur son avis conforme.
Seules les instructions générales de politique pénale devant être considérées comme acceptables, les instructions individuelles, écrites comme orales, seront illégales. Les procédures informelles de “signalisation” des dossiers seront interdites et sanctionnées. A cet égard, la direction des affaires criminelles et des grâces sera réorganisée afin de supprimer tout service en charge de suivre les affaires pénales en cours et la signalisation des dossiers.
7. Vous engagez vous à maintenir et promouvoir, conformément au préambule de la Constitution de 1946 et aux principes internationaux, la liberté pour les magistrats de se syndiquer et d’user, dans les limites de leur devoir de réserve de la liberté d’expression reconnue à tous citoyens ?
Oui. La liberté syndicale et la liberté d’expression sont des libertés fondamentales.
8. Envisagez-vous une réforme de l’organisation judiciaire ? Pensez-vous mettre en place une réflexion sur les questions suivantes :
– une nouvelle réforme de la carte judiciaire privilégiant le concept de taille efficiente des juridictions et la distinction entre contentieux spécialisés et contentieux de proximité ?
– un développement des nouvelles technologies au Ministère de la Justice ?
– une redéfinition du périmètre d’intervention du juge: déjudiciarisation / développement de la médiation / suppression de la participation des magistrats à certaines commissions administratives ?
Vous engagez vous à ce que ces réformes se mettent en œuvre dans la concertation la plus large avec les organisations professionnelles du monde judiciaire ?
Il conviendra de revoir la réforme de la carte judiciaire telle que mise en œuvre, sans discussions, par la droite en 2008.En concertation avec les professionnels du droit, une nouvelle carte judiciaire sera élaborée afin que toute personne puisse bénéficier d’une juridiction accessible à proximité. La justice doit rester lisible pour les citoyens, c’est pourquoi nous sommes pour rassembler les contentieux sociaux en une juridiction. Elle doit être accessible pour tous, c’est pourquoi les taxes de 35 et de 150 euros doivent être supprimées et le budget de l’aide juridictionnelle augmenté.
Concernant les nouvelles technologies, elles peuvent être des outils pertinents. Mais, elles doivent être développées sans mettre à mal les principes d’une bonne justice. Le développement de la visio-conférence pour les auditions a ainsi trouvé ses limites.
Nous sommes pour la déjudiciarisation et la dépénalisation de certains délits, à travers une large consultation. Concernant le cannabis qui encombre les services de police, de gendarmerie et l’activité des tribunaux, nous sommes en faveur de sa légalisation. Cela permettrait de couper les ressources de certaines mafias et de développer une véritable politique de santé publique (la France ayant une des politiques les plus répressive en matière de drogues douces et en même temps une des plus fortes consommations de ces stupéfiants, notamment chez les jeunes).
La médiation civile, la médiation pénale, la médiation familiale doivent être développées. Elles permettent aux plaignants d’être acteur de la décision et de mieux l’appréhender. Elles constituent également un moyen pertinent pour désengorger les tribunaux. Cela nécessite de consolider cette profession.
Ces réformes doivent bien sûr être mis en place en concertation avec les acteurs concernés et notamment les organisations professionnelles.
10. Vous engagez vous à une revalorisation du budget de la Justice dans la cadre d’un plan pluriannuel ?
Envisagez vous de mettre en place un plan de programmation budgétaire sur une voire deux législatures pour doubler à terme le budget des services judiciaires ?
Envisagez vous une pause dans les réformes créant de nouvelles charges pour les magistrats et fonctionnaires de Justice et, en cas de nécessité, d’imposer avant toute nouvelle réforme une étude synthétisant les dispositifs existants, l’impact humain et financiers des dispositifs envisagés et un bilan cout avantage de la réforme ?
Si le budget de la Justice a connu une progression, c’est essentiellement pour répondre aux différentes ouvertures d’établissements pénitentiaires. Ces programmes n’ont pas réussi à endiguer ni la surpopulation carcérale, ni la délinquance. Alors que le nombre de détenus a déjà plus que doublé en trente ans, le gouvernement Fillon a décidé de lancer un programme de 30.000 places supplémentaires. Il faudra y revenir : nous préférons ouvrir des écoles que des prisons. Nous reviendrons également sur les peines planchers qui remplissent les prisons.
Une Loi d’orientation et de programmation pour la justice et la politique judiciaire doit être votée en début de mandature au Parlement, pour évaluer les besoins matériels et humains de la justice, ainsi que les objectifs sur cinq années de la politique judiciaire. Le budget de la Justice doit effectivement être augmenté, l’ensemble des services judiciaires souffrant de la paupérisation, de la RGPP et d’un budget structurellement trop faible : avec seulement 0,19 % du PIB, la France est l’un des pays occidentaux qui consacre la plus faible part de son budget à la Justice.
En espérant répondre à vos interrogations, je vous prie d’agréer, Madame, Monsieur, mes sincères salutations.
Eva Joly