Erika : Retour sur un bazar juridique
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Texte de Sophie Bringuy, élue de Pays de la Loire, issu du site des élus EELV de Pays de la Loire

La publication, vendredi 6 avril, des conclusions de l’Avocat général à la Cour de cassation dans l’affaire de l’Erika, a provoqué un véritable tollé tant de la part des collectivités que des associations. Cette affaire, qui a profondément marqué l’imaginaire collectif et continue de nourrir de vives émotions, nous rappelle à quel point le droit de la mer est complexe et fragile. Il nécessite une grande opération de nettoyage pour une meilleure préservation des milieux marins.

Rappelez-vous, c’était en juillet 2009 : l’État s’était engagé lors du Grenelle de la mer à promouvoir de nouvelles règles pour le FIPOL pour une meilleure réparation des préjudices subis. Un engagement très attendu, dix ans après le naufrage de l’Erika. Mais cette priorité n’a à ce jour pas été concrétisée. En revanche, l’État n’est pas resté inactif : des réunions ont été organisées avec la compagnie pétrolière Total pour encourager les victimes à accepter une transaction avec l’affréteur du navire pollueur. L’Etat a été nettement plus énergique pour faire aboutir ce protocole d’accord que pour remettre à plat le droit de la mer. Certes, cette transaction amiable était une bonne solution à l’époque pour les victimes de la pollution mais cela nous montre aussi, qu’encore une fois, la vision à court terme – régler cette affaire – a pris le pas sur une réflexion plus profonde sur le droit maritime. Le problème étant qu’aujourd’hui, au niveau du droit, rien n’a sérieusement évolué dans ce domaine.

Et cette inertie est scandaleuse. Depuis 10 ans, a minima depuis 2009, les autorités compétentes auraient dû ouvrir le chantier nécessaire de rénovation du droit maritime français et international. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une forme de connivence entre différents acteurs, et qui maintient un système défaillant en place.

En matière de pollution, le plus important est la prévention, c’est-à-dire prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter le dommage environnemental. Le pendant du principe de prévention est la responsabilisation de toute la chaîne du transport maritime, pour que ses acteurs ne puissent pas échapper au principe pollueur-payeur.

Le dossier de l’Erika : quand la complexité juridique vient entraver une décision juste

Le problème c’est que nous nous retrouvons face à des textes complexes, voire contradictoires : un mille-feuille de conventions internationales et de dispositions françaises, mal articulées, et qui fragilise grandement le système. Aujourd’hui, l’Avocat général estime que le texte français en vigueur à l’époque des faits ne serait ni applicable en zone économique exclusive (l’espace maritime où a eu lieu le rejet), ni conforme à la Convention de Montego Bay de 1982 sur le droit de la mer. Par conséquent, il ne pourrait être utilisé comme fondement aux poursuites. Sans fondement, pas de condamnation pénale possible.

L’Avocat général s’appuie sur différents points : comme le fait que le texte d’incrimination (l’article 8 de la loi du 5 juillet 1983) ne vise pas la zone économique exclusive (donc ne devrait pas s’appliquer dans ce cas), que les sanctions prévues ne sont pas celles possibles selon la convention, ou encore que le texte français ne prévoit pas l’exonération a posteriori si toutes les mesures de limitation de la pollution ont été prises, etc. Certes, son raisonnement se tient sur le plan strict du droit. Les avocats de Total maîtrisent la glose juridique ! Mais l’argumentation développée par les parties civiles se tient aussi, et repose notamment sur les compétences que cette même Convention attribue aux Etats côtiers pour préserver les milieux marins.

Dans les semaines qui viennent, la Cour de cassation aura donc le choix entre faire pencher la balance du côté des pollueurs, et briser des années de combat juridique, ou bien être innovante et poser un acte symbolique fort.

Dans les faits, si la Cour de cassation devait privilégier une interprétation restrictive de la convention de Montego Bay et en déduire que les juridictions françaises sont incompétentes, l’affaire de l’Erika serait renvoyée aux juridictions maltaises, au risque de voir les responsabilités fortement diluées : le Tribunal correctionnel de Brest a pu par exemple prononcer jusqu’à un million d’euros d’amende dans certaines affaires de pollution par des hydrocarbures, alors que les juridictions maltaises ou lituaniennes plafonnent à quelques milliers d’euros. De manière générale, les sanctions de ces dernières ne sont pas du tout dissuasives et n’encouragent en aucun cas à prendre les mesures de prévention nécessaires pour éviter les pollutions. Ceci ne peut que contribuer à nourrir le système actuel : navires vétustes, déballastage en mer pour éviter les frais occasionnés pour ce faire dans les ports, etc.

La compétence juridictionnelle n’est pas le seul problème que soulève ce dossier : l’application du droit français a permis d’engager la responsabilité de Total, en tant qu’affréteur (celui qui organise l’acheminement de marchandises). En effet : le droit international est ambigu et son application au sens strict pourrait écarter la responsabilité pénale de Total. Le terme d’affréteur n’apparaît même pas dans la convention de Montego Bay. Quant à la convention du 2 novembre 1973 dite Marpol, elle contient des dispositions contradictoires. Le Tribunal correctionnel puis la Cour d’appel de Paris les ont interprétées de telle sorte à permettre la prise en compte de la chaîne des responsabilités. Si l’interprétation de l’Avocat général était retenue, la justice blanchirait Total : tout comme une société mère peut être dédouanée de ce que font ses filiales, cette jurisprudence permettrait à un grand client comme Total de faire transporter ses marchandises dans des conditions misérables, sans être pénalement inquiété.

Une affaire qui révèle douloureusement la faiblesse du droit de la mer actuel

Dans ses conclusions, l’Avocat général ne se contente pas de démonter le droit applicable à l’époque du naufrage de l’Erika, il souligne à diverses reprises la faiblesse du droit actuellement en vigueur. Pour exemple, les débats sur la conformité ou non de la directive européenne 2005/35/CE relative à la pollution causée par les navires : cette règlementation dont les nouveaux textes français de 2008 sont la transposition, a d’ores et déjà était contestée auprès de la Cour de justice de l’Union européenne. La juridiction a refusé de trancher pour des raisons de procédure, mais le doute persiste.

Nous sommes donc encore aujourd’hui dans un contexte de forte insécurité juridique. Quelle que soit l’issue de l’affaire Erika, et pour éviter à l’avenir de se retrouver dans des situations similaires, il importe de mettre à plat le droit de la mer et d’ouvrir un chantier conséquent pour s’assurer d’une mise en œuvre effective des mesures de prévention tant en matière de sécurité que de prévention. Ce travail devra aussi clarifier le champ des compétences, la chaîne des responsabilités, et permettre une préservation efficace des milieux marins. Ce serait aussi l’occasion de clarifier les régimes d’exploitation off-shore…

Le préjudice écologique sur la sellette

Autre point important du dossier : la reconnaissance du préjudice écologique** . La déception sur ce point est à la hauteur de l’enthousiasme soulevé lors de la première décision dans cette affaire. Pourtant, le Tribunal correctionnel de Paris (jugement rendu le 16/01/08) n’a fait que mentionner ce préjudice, ce qui était déjà remarquable, sans le mettre en œuvre. Quant à la Cour d’appel (arrêt rendu le 30/03/10), elle est allée beaucoup plus loin avec une mise en œuvre ostensible du préjudice écologique. Et aujourd’hui, on viendrait remettre en cause cette avancée ?

Un constat : sur ce volet, tant le droit écrit français que le droit écrit international sont insuffisants. En France, nous avons transposé a minima la directive européenne 2004/35/CE sur la responsabilité en cas de dommage causé à l’environnement en août 2008. Mais en tout état de cause, ce texte ne constitue pas une réelle reconnaissance du préjudice écologique. Par ailleurs, les dispositions actuelles ne couvrent pas le champ des pollutions maritimes hors des eaux territoriales.

Sur le plan international, l’Avocat général se réfère à la Convention de Bruxelles, qui régit les indemnisations des parties civiles en matière de pollution par les hydrocarbures, en indiquant que l’indemnisation du préjudice écologique n’y est pas prévue. C’était une lacune soulevée lors du Grenelle de la mer. Et à ce jour, aucune initiative n’a été entreprise en ce sens.

Rien que le fait que deux juridictions aient mentionné le préjudice écologique a été un séisme en droit français. La Cour de cassation pourrait jouer d’audace et surfer sur cette vague, ne serait-ce que pour bousculer le législateur. Mais cette décision resterait très fragile au regard du droit international (problème de la reconnaissance de la décision française dans d’autres pays). Et il faut également s’interroger sur son application : est-ce juste que des collectivités ou des associations puissent disposer des sommes liées au préjudice écologique sans aucun encadrement ? La mise en place d’un régime clair en la matière, à l’appui d’une gouvernance transparente et partagée est nécessaire quelle que soit l’issue du dossier.

Si l’on peut espérer que l’arrêt de la Cour de cassation sera tout aussi innovant le jour du délibéré (prévu pour fin juin) que les décisions précédentes dans cette affaire, une autre issue juridique est malheureusement possible. Plus que jamais, nous devons nous mobiliser pour que le nouveau Gouvernement rouvre le chantier du droit de la mer, et plus largement celui de la responsabilité environnementale, avec une vraie reconnaissance du préjudice écologique. Les sénateurs et sénatrices écologistes ont d’ores et déjà interpellé le Gouvernement précédent à ce sujet. Affaire à suivre de près.

Sophie BRINGUY, vice-présidente en charge de l’environnement du Conseil régional Pays de la Loire

 

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