« Le magistrat doit avant tout être un garant des libertés ».
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Serge Portelli , vice-président du tribunal de grande instance de Paris, réagit au fiasco judiciaire de l’affaire d’Outreau. Il en tire pour principale leçon que « c’est toute la formation des magistrats qui est à revoir ».
par Ludovic BLECHER, Libération 02 décembre 2005.Après le déraillement judiciaire d’Outreau, toutes les questions tournent autour des responsabilités et notamment celle des magistrats. Qu’en pensez-vous ?

On se trompe lourdement en cherchant des responsabilités au mauvais endroit. La façon dont le juge Fabrice Burgaud a mené l’instruction est au centre des reproches, mais il faut se rappeler ce que ce juge a dit à Saint-Omer : il a affirmé qu’il était un bon technicien et que d’un point de vue technique il n’y avait rien à lui reprocher. Je pense qu’il avait raison. Il a fait son boulot, peut-être de façon un peu tendancieuse mais il a bien fait tourner la machine d’un point de vue technique. Tout comme sont « irréprochables » les 70 magistrats qui ont contribué à cette catastrophe.

Vous pointez, en réalité, un dysfonctionnement beaucoup plus grave que les erreurs d’un magistrat…

C’est toute la formation des magistrats qui est à revoir. La formation et la carrière du juge sont fondés sur le principe du caractère technique de son travail. Le credo de l’école de la magistrature est de former de bons mécaniciens du droit. C’est un erreur profonde, fondamentale. A Outreau, il y avait certes besoin d’un peu de technique, mais surtout de gens qui soient formés au respect des libertés publiques. Le magistrat doit avant tout être un garant des libertés. On ne devrait pas seulement former les magistrats à ouvrir un code et prononcer des réquisitions mais à respecter les libertés. A commencer par la présomption d’innocence. A Outreau, tout cela a été oublié. Les premières applications de la présomption d’innocence devraient être une utilisation modérée de la détention provisoire et l’esprit de doute. A Outreau, nous étions à des années lumières de cette culture du doute qui doit habiter avant tout les magistrats pénalistes.

Vous regrettez aussi l’absence d’indépendance des magistrats…

Oui, et c’est encore plus grave. Actuellement, lorsqu’un collègue prend une décision, au lieu de le contrôler, les autres magistrats sont solidaires. Une chaîne de solidarité se met en place et le contrôle n’existe plus. Plus personne ne contrôle personne car personne n’a cette culture d’indépendance du magistrat. Pourtant, il faut chaque fois examiner un dossier comme s’il était neuf, avec un esprit d’indépendance. Par ailleurs, il faut apprendre aux magistrats à interroger : aussi bien les suspects que les victimes et les témoins. A Outreau, ça a été une catastrophe. Les enfants n’ont pas été entendus correctement, les interrogatoires ont été menés n’importe comment, il n’y a pas eu de confrontation ou très peu.

Pourquoi est-ce, selon vous, au niveau de la formation que tout se joue ?

Il faudra qu’un jour l’école de la magistrature comprenne qu’on ne peut lancer les magistrats dans des affaires aussi compliquées sans une formation à l’interrogatoire et à l’entretien. Cette formation n’existe pas. Si on avait eu un juge Burgaud formé, on n’aurait pas eu cette catastrophe. On peut faire des reproches au juge Burgaud mais la vraie responsabilité, c’est celle de l’Etat qui ne forme pas ses juges. Il faut tout reprendre à la base, refaire des états généraux de la justice.

Ludovic BLECHER,
Libération 02 décembre 2005


P.S. :
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